lundi 3 janvier 2011

Interview de Ludmila Oulitskaïa par Nastia Gosteva pour la revue “ Questions de littérature ” (2005)






- Pour commencer, pourriez-vous nous parler de vos origines, de votre famille, de votre enfance…
- J’ai eu de la chance. Je compte parmi mes ancêtres plusieurs personnages remarquables. Et deux d’entre eux, mon arrière-grand-père Efim Isaakovitch Guinzbourg et ma grand-mère Eléna Markovna, sa bru, étaient à mon avis des “ justes ”. La lumière de leur personnalité éclaire ma vie jusqu’à aujourd’hui. Je dirais même de plus en plus. Sans doute parce qu’avec les années, je me rapproche moi-même de cette frontière qu’ils ont déjà franchie.
   Mes deux arrières grands-pères étaient horlogers. Je me souviens très bien d’Efim Isaakovitch. Il avait quatre-vingt treize ans quand il est mort. Il était d’une famille de soldats. Son père avait servi vingt-cinq ans dans l’armée tsariste, il avait participé à la prise de Plevna, avait reçu la médaille de Saint Georges pour les soldats, et avait terminé son service avec le grade de sous-officier. Mon arrière-grand-père, lui, a tenu une mercerie à Smolensk jusqu’à la révolution, mais c’était un très mauvais commerçant et il a fait faillite, il est devenu horloger. De mon autre arrière grand-père, il ne me reste qu’une photo historique sur laquelle on voit son atelier d’horloger après un pogrom. Des tables renversées, tout est en mille morceaux. C’était à Kiev.
Ces horlogers, ces artisans, ont fait faire des études supérieures à leurs enfants. L’un de mes grands-pères a terminé son droit à l’université de Moscou en 1917, mais il n’a pas voulu du diplôme soviétique, il estimait que le pouvoir soviétique n’était qu’un désagrément momentané et que cette aberration ne pouvait pas durer longtemps. Mon autre grand-père a terminé une école de commerce, puis le Conservatoire, il a fait plusieurs fois de la prison, dix-sept ans en tout. Il a écrit deux livres. Un sur la démographie, l’autre sur la théorie de la musique. Il est mort en relégation en 1955, et j’ai peu de souvenirs de lui, je crois que je ne l’ai vu qu’une seule fois.
   Mes parents étaient des scientifiques, et c’était la carrière à laquelle je me destinais, moi aussi. On avait alors l’illusion  que la science était un domaine plus libre. Ma famille détestait le pouvoir et le craignait, et pourtant mon père est entré au Parti. Pour une bonne raison : il fallait bien qu’il y ait des gens convenables, dans ce Parti… Quand j’étais petite, j’avais du mal à supporter mon père, et j’ai accueilli le divorce de mes parents avec enthousiasme. Mais il a eu une vieillesse si solitaire et si triste que je me suis réconciliée avec lui. Vous voyez, aucun complexe d’Œdipe ou d’Electre… Bien au contraire, j’adorais ma mère. C’était une femme ingénue, gaie et pleine de charme. Et qui plus est, une beauté. Lorsque j’ai eu une quinzaine d’années, elle a compris qui était la plus âgée d’entre nous, et elle tenait compte de mes avis. Elle avait cinquante-trois ans quand elle est morte. Mais elle n’est jamais très loin de moi, comme ma grand-mère.
J’ai eu une enfance magnifique. Pas comme celle de Nabokov. Mais elle contenait tout ce qu’une petite fille doit connaître : les livres, des peurs, la solitude, la honte, des amis, un amour malheureux, des maladies, l’angoisse. Aujourd’hui encore, j’accorde une grande attention à l’enfance, il y a là beaucoup de choses mystérieuses.

- Vous êtes généticienne de formation. Qu’est-ce qui a influencé le choix de votre profession, et comment s’est produit le passage de la génétique à la littérature ?
- Le choix de mon premier métier a été déterminé par des impressions d’enfance très vives. Le misérable laboratoire où travaillait ma mère, dans le vieux bâtiment d’un ancien orphelinat, était à mes yeux un temple de la science. Aujourd’hui encore, j’adore les instruments de laboratoire, les verres gradués, les cornues, les éprouvettes… 
Quant au passage, en fait, il n’y en a pas eu. J’ai toujours trouvé que l’homme est ce qu’il y a de plus intéressant au monde. Dans un certain sens, je n’ai pas changé de métier, j’ai juste changé de méthode et d’instruments. Concrètement, j’ai été licenciée. Je travaillais à l’institut de Génétique générale, et j’étais coupable aux yeux du KGB, je lisais certains livres, je les recopiais. L’académicien Doubinine était un homme prudent, il a carrément fermé notre laboratoire. Ma carrière scientifique s’est terminée là.

Quand avez-vous écrit le premier récit du recueil Les pauvres parents ?
- En 1989. Il a été publié tout de suite.

- Que s’est-il passé entre le moment où vous avez été licenciée, et cette publication ?
- Je n’ai pas travaillé. Ma mère est tombée malade et je me suis occupée d’elle jusqu’à sa mort. Mes deux fils sont nés. Quand ils sont devenus un peu plus grands, j’ai recommencé à travailler comme responsable du département littéraire au Théâtre juif. J’y suis restée trois ans et quand j’en suis partie en 1982, je savais déjà avec certitude que je voulais écrire, et rien d’autre.
(…)
- Comment commence un texte ? Comment naît un sujet ?
- Ce sont deux questions différentes. Comment cela commence, c’est une question technique. À une certaine époque, j’avais un classeur avec écrit dessus “ Débuts ”. C’est effectivement un moment crucial – la première phrase, le premier mouvement. Une première phrase doit être plastiquement parfaite, le démarrage doit être instantané. Il y a un de mes livres qui commence mal : cela n’a rien donné de bon.
Pour ce qui est des sujets, ce n’est pas du tout un problème technique, mais ontologique. Il y a des sujets qui vous accompagnent toute votre vie, ils ne vous quittent pas. Soit parce que soi-même, on tourne autour pendant toute son existence, soit parce qu’ils se développent eux-mêmes sous nos yeux, en se montrant sous des angles divers, je ne sais pas… Mes sujets n’apparaissent pas et ne disparaissent pas. Je vis avec eux.
(remarque de S. Benech : le roman qui paraît en mars chez Gallimard, Sincèrement vôtre, Chourik, relève de ces cas-là : cela fait des années que ce sujet l’accompagne. Il est déjà en germe dans une des nouvelles des Pauvres parents, »Goulia. »)

- Dans une de ses interviews, Nabokov a dit que ce qui détermine le niveau du talent, c’est la faculté que possède un écrivain de créer un monde totalement imaginaire qui n’existait pas jusque-là. D’un autre côté, il y a un point de vue radicalement opposé selon lequel la vie est le romancier idéal. Marquez a avoué qu’il prenait des bribes de plusieurs vies et qu’au bout du compte, cela donnait une sorte de collage. Comment les choses se passent-elles pour vous?
- De façon générale, j’ai horreur des tests dans lesquels il faut choisir la bonne réponse. Quand on me demande si je préfère le poisson ou la viande, je choisis sans hésiter le vélo ! Je crois davantage à ce que dit Marquez, bien que cela n’ait rien à voir avec un collage. S’il y a bien quelqu’un qui a créé une réalité fantastique, avec son propre système de références et sa logique interne, c’est justement Marquez . Quant à Nabokov, il a menti. Lui qui était un génie absolu, il avait terriblement peur de dire des banalités, et j’ai l’impression qu’il se laissait parfois prendre à propres pièges. Par exemple, il a souvent parlé de la psychanalyse avec mépris et pourtant, sous bien des rapports, il se trouvait sous sa dépendance.
Votre question me place en telle compagnie, entre Nabokov et Marquez, qu’il ne me reste plus qu’une seule chose à dire, c’est que dans ce système de références-là, je n’y suis pas !
(…)
Le roman Médée et ses enfants est une chronique familiale. L’histoire de Médée et de sa sœur Alexandra qui séduit le mari de Médée et qui a de lui une fille, Nika, se répète à la génération suivante, quand Nika et sa nièce Macha tombent amoureuse du même homme, ce qui finit par conduire Macha au suicide. Les enfants répondent-ils des péchés de leurs parents ? Que pensez-vous de notions comme la fatalité, le destin ? Jusqu’à quel point les actes que nous accomplissons sont-ils le fait de notre libre arbitre ?
- L’amour, la trahison, la jalousie, le suicide par amour, tout cela, ce sont des choses aussi anciennes que l’homme lui-même. Ce sont eux, les actes véritablement humains. Pour autant que je sache, les animaux ne se suicident pas par amour, au pire, ils égorgent leur rival. Mais chaque époque a ses façons de réagir communément admises, depuis l’enfermement dans un monastère jusqu’au duel, depuis la lapidation jusqu’au divorce le plus ordinaire.
Les gens qui ont grandi après la révolution sexuelle ont parfois l’impression que l’on peut s’entendre sur tout, rejeter les préjugés, mépriser des règles désuètes. Qu’il est possible de préserver un mariage et d’élever des enfants dans le cadre d’une liberté sexuelle mutuellement consentie. J’ai rencontré dans ma vie quelques unions heureuses de ce genre. Deux ou trois fois. Je soupçonne fort que dans les relations de ce type, l’un des deux époux souffre tout de même en secret, mais n’a pas d’autre issue que d’accepter les conditions proposées. En règle générale, les relations fondées sur ce genre d’accord finissent tôt ou tard par s’écrouler. Et puis, tous les psychismes ne supportent pas ce qu’accepte la raison éclairée. Ça, c’est à propos des deux triangles amoureux du roman Médée et ses enfants.
Quant à la question de savoir si les enfants répondent des péchés de leurs parents, je ne comprends pas ce qu’elle vient faire ici. Ce serait déjà bien si chacun d’entre nous arrivait à se débrouiller avec ses propres péchés… Alors pour ce qui est de ceux de ses parents ! Il me semble que ce sont plutôt les parents qui répondent des péchés de leurs enfants. C’est un point de vue rationnel, mais je pense qu’il y a là quelque chose de plus essentiel. En outre, il y a une relation réciproque très importante entre le péché, la maladie et l’hérédité, c’est là que se rejoignent à la fois la fatalité, le destin et le hasard. Et même la médecine… Et puis, dans cette dentelle, il y a aussi le fil du libre arbitre. Un fil rare, mince, mais il existe quand même. Il est vrai qu’à mon avis, il n’y a pas tant de gens que ça, sur terre, qui possèdent un libre arbitre (si l’on n’entend pas par là le fait de s’abandonner à ses besoins élémentaires) et rares sont les situations, dans la vie, où l’on a l’occasion d’exercer ce libre arbitre. En général, ce n’est qu’une illusion. Mais il y a eu dans ma vie deux ou trois cas de ce genre. À moins que ce ne soit qu’une impression…

Que devient alors l’affirmation selon laquelle le principe du libre arbitre est le principe fondamental de l’existence humaine depuis la création du monde ?
En théorie, c’est juste, mais en pratique, c’est presque impossible. Ce n’est pas une question de divergence entre la théorie et la pratique, cela tient au fait que le but fixé dépasse nos possibilités. Étant donné qu’en acceptant le principe du libre arbitre, l’homme prend la responsabilité de ce qu’il fait ou ne fait pas, alors que dans le cas contraire, il se débarrasse de cette responsabilité.

J’ai souvent entendu dire à propos de vos livres : “ Tout cela est magnifique, mais trop arrondi, trop aplani, il y a trop de happy-end ”. Pour être franche, quand j’ai lu pour la première fois Médée, et ensuite De joyeuses funérailles, j’ai eu moi aussi l’impression que vous baissiez le rideau, comme au théâtre, donnant la sensation d’un cercle qui se boucle, d’un texte fermé sur lui-même. Cela se produit de façon intuitive, naturellement, ou bien il y a derrière cela un parti pris d’auteur ?
J’ai lu dans une critique un avis plus radical : “ Chez Oulitskaïa, ça finit toujours soit par un happy end, soit par la mort. ” C’est beaucoup plus drôle, vous ne trouvez pas ? Comme si, au bout du compte, la vie elle-même proposait une autre fin que la mort…. Quant au rideau, je suis tout à fait d’accord. L’art du dramaturge consiste justement à baisser le rideau à temps. Parce qu’il suffit que l’auteur tarde un peu à le faire, et son héros meurt de mort naturelle. N’importe lequel.  Imaginez ce qui serait arrivé à la littérature mondiale si Hamlet était mort obèse à l’âge de soixante-dix ans, Juliette de diarrhée à quarante ans, et que Roméo grisonnant se soit tué en tombant de cheval alors qu’il avait bu… Que vient faire là-dedans le parti pris de l’auteur ?

Je voudrais parler un peu de ce que l’on appelle “ la littérature féminine ”. Que pensez-vous de la distinction entre un art féminin et un art masculin ? Est-elle justifiée ? Si oui, quelle sont les différences fondamentales entre ces deux littératures ?
Oui, oui, cent fois oui ! Il y a un art féminin et un art masculin. Cette distinction n’a pas un caractère absolu, mais les anthropologues savent parfaitement qu’il y a des peuples où ce sont les femmes qui sont les gardiennes des légendes et des traditions orales. Et il y a des cultures anciennes où cette fonction est exclusivement masculine. Il existe des instruments de musique pour les femmes, et d’autres pour les hommes, et même des musiques pour hommes et pour femmes. Il faut regarder du côté de l’anthropologie culturelle, et l’histoire même de la question contient la réponse. Oui, il existe un art masculin et un art féminin, cela va de soi. 
En fait, c’est un problème extrêmement vaste, un véritable sujet d’études. Un problème psychologique, thématique. Je n’ai jamais fait de recherches là-dessus, mais c’est un domaine dans lequel on peut toujours se fier à ce que l’on sent.
Le monde des hommes et le monde des femmes sont des mondes différents. Ils se recoupent par endroits, mais pas complètement. Il y a des domaines qui intéressent surtout les hommes, d’autres qui intéressent les femmes. Les questions liées à l’amour, à la famille et aux enfants, comptent davantage dans le monde féminin. Les femmes accordent moins d’importance à des problèmes masculins comme la lutte pour se faire une place au soleil, les questions de carrière ou de hiérarchie. Il y a sans doute à cela des fondements biologiques. Chez les animaux, on ne trouve jamais de hiérarchie entre les femelles, ce n’est pas nécessaire, tout simplement.
Mais par ailleurs, il ne faut pas oublier que le sexe, en dépit de sa dualité évidente, n’est pas quelque chose d’absolu. Nous connaissons tous des femmes masculines et des hommes féminins, même dans les limites convenues de la normalité. Et si on franchit ces limites, on voit s’ouvrir tout un univers particulier, celui du troisième sexe. Avec son esthétique, sa problématique, son système relationnel. Si bien que je pense qu’aujourd’hui, nous pouvons parler non seulement de littératures féminine et masculine, mais également de littérature homosexuelle. Ou plutôt, de culture homosexuelle. (…)
(…)
Vos héroïnes Médée et Sonietchka paraissent très atypiques pour la littérature russe. Elles sont des exemples d’une humilité étonnante et en même temps, elles ne se laissent jamais abattre. On a l’impression que les femmes de ce genre n’existent plus. À quoi cela tient-il ? On éduquait les filles autrement jadis, ou bien les temps ont changé ?
Vous savez, je vais faire comme à un examen : je demande que l’on me pose une autre question. Celle-là ne me plaît pas. Qu’est-ce que cela veut dire : atypique ? Et Sonietchka Marmeladov, elle est typique ? Et la princesse Maria ? Et Natacha Rostov ?
Pour ce qui est de l’éducation, c’est vrai, elle change de génération en génération. Ma mère ne m’a pas élevée comme l’avait élevée ma grand-mère. Mais je pense tout de même que beaucoup dépend du caractère. L’éducation peut diriger, aplanir certaines choses, mais le caractère a une importance décisive. J’ai deux fils adultes que j’ai élevés exactement de la même façon, me semble-t-il, mais ce sont des personnes totalement différentes.

(…) J’ai l’impression que De joyeuses funérailles constitue un tournant dans votre façon d’écrire. Pour commencer, ce roman a un rythme et une énergie extraordinaires, choses qui manquent énormément aujourd’hui à notre littérature. Ensuite, il est incroyablement visuel et musical, ce qui, pour quelqu’un de ma génération, est une qualité évidente, rare et indubitable. Et enfin, pour la première fois, peut-être, de toute l’histoire (pas si longue que ça) de la littérature russe, on y parle de la maladie, de l’agonie et de la mort d’un homme sans hystérie, sans pathos  artificiel, et en même temps, vous parvenez à rester en équilibre à la limite du sacré et du profane, sans descendre au niveau de ce dernier. C’était un but que vous vous étiez fixé dès le début, où bien cela s’est fait tout seul ? Vous ne trouvez pas que la mort est l’un des thèmes tabous de la culture occidentale ?
C’était bien ce que j’avais en tête. J’ai écrit ce livre en 1991 et 1992, puis je l’ai mis de côté car il me semblait que je n’étais pas arrivée là où j’aurais dû. Ensuite, j’ai encore travaillé dessus longtemps, je l’ai considéré comme terminé, mais je ne suis toujours pas arrivée à ce que je voulais. Et je n’y arriverai jamais. J’ai dit tout ce que j’ai pu. C’est vrai, il s’agit là non seulement de la mort, mais aussi du processus de la mort.
Depuis que je vais en Amérique, je ne cesse de m’étonner de voir que chez eux, on dirait que la mort n’existe pas. On la cache comme quelque chose d’indécent. J’ai l’impression que de façon générale, ils considèrent la mort comme une sorte de désagrément auquel on peut échapper si on se conduit bien – si on se nourrit correctement, si on ne fume pas et même, peut-être, si on accomplit de bonnes actions.

C’est-à-dire que la mort est un immense échec, fatal, pourrait-on dire, or ils ont honte de leurs échecs ?
Oui. Tandis que chez nous, la mort envahit beaucoup plus la vie. Du moins la mienne. Ma grand-mère, mon grand-père et mes parents sont morts sous mes yeux et dans mes bras. J’ai enterré beaucoup d’amis. J’ai veillé des mourants. J’ai vécu l’instant où un être cher encore chaud se transforme en un objet froid, en un simulacre d’être humain, en une chose inutile qu’il faut faire disparaître en vitesse. Les gens meurent de façons diverses. J’ai vu plusieurs fois la beauté et la dignité avec lesquelles des gens sont partis. Ma grand-mère. Une amie plus âgée. D’autres s’éteignent dans la souffrance et sans courage. La mort est l’un des moments les plus importants d’une vie. Et je travaille dessus. Autant que je le peux.

L’action des Joyeuses funérailles se déroule à New York, dans les milieux de l’émigration. Je sais que cela a agacé beaucoup de gens. En gros, voici à peu près ce que donnent ces critiques : “ Ce milieu est représenté avec une extrême exactitude. Je déteste ce milieu. Alors ce livre ne me plaît pas. ” Qu’est-ce qui vous a incitée à écrire sur les Russes de New York, sur quoi se fonde le choix du cadre ?
Dans l’émigration, tout est exacerbé : les caractères, les maladies, les relations. L’histoire d’Alik, c’est l’histoire de ma vie, et pas seulement de la mienne, de celle de plusieurs personnes. Elle aurait pu se passer en Russie. Cela aurait été très semblable, mais quand même différent. Sur le fond de l’Amérique, notre mort russe se détache mieux. Me semble-t-il.

Il y a dans cette histoire encore autre chose qui choque certaines personnes : le voisinage de la mort et de l’érotisme. Cela aussi, c’est pour le contraste, ou bien vous vouliez exprimer autre chose ?
Je crois qu’en cette fin de siècle, ces deux concepts sont devenus si intimement liés qu’Eros et Thanatos, c’est presque la même chose. Pour ma part, je fais au fond de l’anthropologie appliquée, c’est-à-dire que j’écris des romans. Alors, plus que la recherche théorique, ce qui m’intéresse, c’est le fait que dans certaines tribus africaines, le jour de l’enterrement du mari, la veuve passe entre les bras de tous les hommes en âge d’engendrer qui le souhaitent. Comment comprendre cela ? Je ne sais pas. Les anthropologues bâtissent des théories...
Qu’une femme d’aujourd’hui qui vient d’enterrer son amant tombe aussitôt dans les bras d’un nouvel homme ne me paraît pas psychologiquement invraisemblable. L’être humain se distingue de l’animal par le fait que ses profondeurs sont inépuisables.

Dans vos œuvres, les rêves occupent une place importante, ainsi que les événements qui se produisent à la limite fluctuante entre le monde visible et le monde invisible. Dans votre vie, vous accordez beaucoup d’attention à ce genre de choses ?
La frontière à laquelle vous faites sans doute allusion m’intrigue énormément. (Remarque de S. B. : voir le roman paru après cet interview, Le Cas du dr Koukotski, avec sa partie onirique) Par nature, je crois que je fais partie des gens qui donnent les médiums, les mystiques en tous genres, y compris les diseuses de bonne aventure. Je suis né sous le signe des Poissons, si cela vous dit quelque chose. Pour moi, le monde des rêves et les univers qui le côtoient sont très importants. Je reçois beaucoup de là-bas. Ce qui ne m’empêche pas d’être quelqu’un de rationnel, comme toute personne qui a travaillé dans la recherche scientifique (ce que j’ai fait pendant une certaine période, même si elle a été courte),  et j’ai été fortement contaminée par la méthodologie positiviste.
Je fais très attention à préserver les limites de ma normalité personnelle. Je sais à quel point ceux qui tentent de regarder ce monde voisin par le trou de la serrure sont proches de la folie et d’autres formes de destruction. Beaucoup cherchent à s’y introduire à l’aide de diverses techniques psychologiques ou par des moyens pharmaceutiques, y compris les drogues dures. Moi, non. J’ai décidé une bonne fois pour toutes que je prenais ce qui m’était donné, mais que je n’en voulais pas davantage.

À votre avis, “ l’esprit du temps ” existe-t-il et si oui, estimez-vous important d’essayer de le refléter dans vos œuvres ? Comment caractériseriez-vous celui de l’époque actuelle ?
(…) En quoi consiste-t-il, l’esprit du temps ? Quelqu’un peut-il répondre à cette question ? Ma grand-mère, portée par l’esprit de l’époque pré-révolutionnaire, avait aidé quelqu’un à s’évader de la prison de la Loubianka, et ensuite, ces évadés ont flanqué en prison la moitié du pays, y compris mon grand-père. Je me dis que si j’étais née dans ces années-là, j’aurais sûrement distribué des tracts. Même des gens intelligents ont parfois cédé à l’appel de l’esprit du temps. Alors je suis prudente, je ne joue pas avec ça. Je réponds comme je peux aux questions qui exigent une réponse. Et je sais qu’aujourd’hui, de nos jours, pour compromettre sa réputation, il suffit de déclarer que la morale commune fondée sur les dix commandements n’est pas une ânerie ridicule et démodée. Ça, on peut être sûr que les critiques radicaux ne vous le pardonneront pas ! Du reste, une telle déclaration demande un certain courage, car personne n’a  envie d’avoir l’air ridicule.

À votre avis, quel est le trait, le signe principal de notre époque ?
Vous savez, il existe un phénomène que l’on observe chez certaines espèces d’insectes, quand des larves n’ayant pas atteint la fin de leur développement commencent à se multiplier et à produire elles-mêmes des larves. Notre culture actuelle est un peu larvaire, un peu adolescente. Je ne suis pas la première à remarquer cet infantilisme. Je ne veux pas dire que c’est mal. Je suppose même que cette culture infantile sera bientôt remplacée par une culture “ de vieillards ”. Car avec l’augmentation du niveau de vie (pas chez nous !) et la prolongation de l’espérance de vie (encore une fois, pas chez nous), la population âgée va bientôt dépasser de beaucoup la population jeune. Ça non plus, ce n’est pas un cadeau !
(…)
Beaucoup de vos personnages, sinon la majorité, sont des Juifs. Si vous le voulez bien, j’aurais aimé discuter un peu là-dessus avec vous. Qu’est-ce que vous vous sentez le plus, juive ou russe ? Comment cela se traduit-il dans vos œuvres ? Dans votre récit Le 2 mars de cette année-là, vous dites : “Elle entendait autour d’elle une sorte de bourdonnement sinistre, les “ jjj” marron foncé de scarabée échappés du mot “Juive”. ”            Et plus loin : “ La plaque en cuivre chaud portant le nom de Jijmorski, leur horrible nom, ce nom impossible, honteux. ” Pour moi, l’antisémitisme est quelque chose qui appartient au passé. Parmi les gens de mon âge, il est à la mode d’être juif, j’ai des amis qui changent leur nom russe pour le nom juif de leur grand-mère et de leur arrière grand-mère. À votre avis, que s’est-il passé qui a pu causer un retournement aussi radical ?
Quelle question merveilleuse ! Vous savez ce qui me ravit ? C’est d’avoir vécu assez longtemps pour connaître l’époque où l’antisémitisme est passé de mode ! Ce que vous dites sur le fait qu’il est en vogue d’être juif parmi les gens de votre âge, ce retournement dont vous parlez, vous ne croyez pas que vous vous vous égarez? Que vous vivez dans je ne sais quelles sphères célestes ? Je crois que dans notre pays, l’antisémitisme se porte toujours aussi bien !
Je suis juive. C’est vrai que parmi mes personnages, il y a beaucoup de Juifs. Il y en avait beaucoup dans mon entourage quand j’étais petite. Ma famille était surtout constituée de Juifs. Mes grands-parents avaient deux belles-filles russes, Tania et Tamara. Toutes les deux aimaient beaucoup ma grand-mère et, de façon générale, il n’y avait pas de problèmes raciaux à la maison.
Mais autour, il y avait un monde hostile, c’est ainsi que je le ressentais quand j’étais enfant. En 1953, j’avais dix ans. Cette année-là, mes parents ont été licenciés. Ma mère a intenté un procès se faire réintégrer. Et on m’a envoyée passer l’été dans un village minier près de Toula, chez ma tante Tania. Ma mère avait peur qu’on nous arrête tous et qu’on nous déporte. Je suis sûre que si cela était arrivé, Tania m’aurait gardée.
Mon récit Le 2 mars de cette année-là est en partie autobiographique. En tous cas, j’ai été cette petite fille à qui son arrière grand-père mourant d’un cancer racontait des histoires de la Bible. Avec les années, ce souvenir devient de plus en plus essentiel. Au fond, n’est-ce pas cela l’héritage culturel, démultiplié de surcroît par l’amour ? Mon grand-père connaissait l’hébreu et le yiddish, bien sûr, ma mère les comprenait, mais ne les parlait pas, quant à moi, je ne les comprenais déjà plus. C’est seulement quand j’ai commencé à étudier l’allemand à l’école que j’ai compris que le yiddish lui ressemblait. Mais je me souviens de la Pâque 1952, la dernière année de la vie de mon arrière grand-père. C’était très beau, et je connaissais déjà l’histoire de l’Exode, grâce à mon arrière grand-père…
Le problème de l’identité pour une petite Juive des années cinquante, c’est un vrai sujet de roman, je vous assure. Je l’ai vécu avec acuité. Cela ne voulait pas dire être mieux ou moins bien, cela voulait dire être “ autre ”. Et j’aurais aimé être comme tout le monde. De temps en temps, quand je jouais dans la cour, on me faisait sentir que j’étais différente. J’avais d’excellentes rapports avec mes petites amies, mais il y avait quelque chose d’irréductible. Ensuite, j’ai cessé de vouloir être comme tout le monde. Je me suis créé un monde intérieur pour remplacer le monde extérieur, et les livres ont commencé à occuper une très grande place dans ma vie.
L’exclusion, même sous une forme légère, favorise la tension intérieure.
Et j’ai essayé de partager avec mes lecteurs mes réflexions sur ce thème. Il est possible que cela ait eu sur moi un effet thérapeutique. Il me semble que je ne souffre plus de cette maladie – la  difficulté d’être juive. Il y a longtemps que j’ai cessé de ressentir mon statut de juive comme un désagrément fatal. Aujourd’hui, cela ne me paraît ni un privilège, ni un mérite, ni un désagrément. Mieux encore, je suis dans ce domaine quelqu’un de si profondément sain que je n’éprouve aucun sentiment violent envers les antisémites. S’ils ont envie de détester les Juifs, qu’ils les détestent, cela ne me dérange pas ! Mais qu’ils respectent les lois qui interdisent les persécutions raciales. Personne n’est obligé d’aimer personne. Mais c’est recommandé. Quelqu’un a dit : “ Mes enfants, aimez-vous les uns les autres. “ Je pense qu’Il avait raison.

(…) Il est sans doute justifié de dire que l’un des principaux personnages de presque toutes vos œuvres est la famille. Le mystère des relations entre un homme et une femme, le mystère du mariage. La famille en tant que travail incessant. Qu’est-ce qui vous attire dans ce thème ? Pourquoi est-il important pour vous ?
La famille est une part importante de la vie. En ce moment, le monde change énormément, et cela concerne également les relations entre les hommes et les femmes, ainsi que la famille en tant qu’institution. Il est possible que certains trouvent les valeurs familiales démodées. Moi, j’y tiens beaucoup. Il me semble que le rôle de la famille a été particulièrement important à l’époque soviétique. C’était précisément là que l’on pouvait trouver les vrais valeurs, à la différence des fausses valeurs dont on nous gavait partout, depuis le jardin d’enfants jusqu’au cimetière. Mais on pouvait aussi ne pas les y trouver. Moi, j’ai eu une excellente famille. Un foyer. Une table autour de laquelle se retrouvaient onze personnes. Une nappe blanche. Le respect pour les aînés et la sollicitude envers les plus jeunes.
Il est rare aujourd’hui de rencontrer ce genre de famille. Mais j’ai parmi mes amies des femmes qui ont eu le courage d’avoir beaucoup d’enfants. C’est cela, la création du monde. Sans métaphore. Et aussi la créativité, le bonheur. Mais c’est très difficile. Je regrette de n’avoir que deux enfants. (…) À propos, je n’ai jamais dit qu’une famille, c’était un travail incessant : cela va de soi. Ce qui compte, c’est que le mariage est un travail incessant. Dès qu’on l’oublie, il s’écroule. Je le sais, j’en ai fait l’expérience. Je n’affirme pas que l’homme est né pour être heureux comme l’oiseau pour voler. Mais je pense que la plupart d’entre nous nous ne réalisent pas que pour être heureux, il faut travailler sur soi-même. Les gens heureux simplement comme ça, de naissance, c’est plutôt rare !
(…)
Vous voyagez beaucoup. Que vous apportent ces voyages en tant qu’écrivain ? À votre avis, y a-t-il aujourd’hui une différence entre la situation des écrivains en Russie et en Occident ? Y a-t-il une différence entre le rapport à  la littérature ici et  là-bas ? Y a-t-il une différence entre les publics ?
J’ai toujours aimé voyager, même si le moment du départ est toujours douloureux. Mes proches savent bien à quel point je suis malheureuse quand je m’en vais. Mon voyage le plus magnifique a été un voyage en Asie centrale, en 1971, je crois. Pour la première fois, j’ai senti que je voyageais, non dans l’espace, mais dans le temps.
Depuis 1986, je passe tous les ans plusieurs semaines à New York. L’Amérique m’a donné une nouvelle perception de la santé et les maladies de l’humanité. Je savais bien que la société dans laquelle nous vivons est complètement dénaturée, que les gens sont déformés, et l’Amérique m’a donné l’occasion de mieux connaître mon propre pays. Je ne veux pas dire que l’Amérique est l’étalon de la santé, mais je préfère un homme honnête et bête à une canaille intelligente. À plus forte raison à une canaille bête.
Pour mon métier d’écrivain, les voyages que je fais ces dernières années me sont très utiles, ils me procurent un havre pour travailler : j’ai reçu trois fois une bourse européenne et j’ai pu travailler plusieurs mois dans le calme et la sérénité, et dans d’excellentes conditions. Comme les écrivains soviétiques dans les maisons d’écrivains, autrefois. À la différence que je n’avais rien à payer pour cela – pas besoin d’aller aux réunions du Parti ni de fréquenter des fripouilles.
Je n’ai aucun accès à la culture européenne, je parle trop mal les langues étrangères pour cela. Mes relations, même avec un représentant du monde littéraire aussi brillant que Claude Duneton, sont limitées par la pauvreté de mon anglais, ce qui ne m’empêche pas de les apprécier. J’ai passé plusieurs semaines en compagnie de l’écrivain et scénariste hongrois Andrach Forgach, nos conversations étaient très intéressantes, mais là aussi, incomplètes. Toujours pour la même raison. La plupart des gens que je rencontre en Occident sont des slavistes.
Il m’est difficile de juger de la différence entre la situation des écrivains en Russie et en Occident, étant donné que je connais assez mal les uns et les autres. Je suppose qu’ils ont beaucoup de choses en commun. Et que cela ne fera que s’accentuer. Aujourd’hui, rares sont les écrivains qui vivent uniquement de leur art. Généralement, ils enseignent ou bien ils ont un travail quelque part.
Je vis dans un immeuble d’écrivains à Moscou, et je peux témoigner que c’est un spectacle bien triste de voir d’anciennes célébrités soviétiques qui finissent tant bien que mal leur existence sans recevoir un sou. Vous imaginez Sémione Babaïevski, l’auteur de La cavalerie de l’étoile d’or, autrefois publié à des millions d’exemplaires, en pantalon râpé, avec une retraite de vingt dollars ? Il se prenait sans doute pour un grand écrivain, non ? Oh, excusez-moi, vous me posez des questions sur les écrivains, et moi, je vous parle de Babaïevski…
Pour ce qui est des différences dans le rapport à la littérature, elles s’estompent peu à peu, c’est-à-dire que la place occupée par les différents genres littéraires devient équivalente. Dans les librairies, de nombreux rayonnages sont consacrés à la princesse Diana, à l’astrologie et à la littérature populaire en tous genres, romans policiers et romans à l’eau de rose. Et très peu à ce que nous appelons la vraie littérature. Ceux qui achètent les classiques sont surtout les étudiants qui doivent passer des examens. Et puis, il y a la notion de hit-parade, de best-seller. Nous aussi, ces dernières années, nous en sommes venus à ce procédé un peu simpliste. Bien entendu, il s’agit de campagnes publicitaires bien organisées. L’acheteur (le lecteur) est crédule. Mais chez nous, il l’est encore plus. En revanche, il est plus pauvre. Pourtant, le goût de la lecture n’a pas encore complètement disparu dans notre pays, et c’est un plus. Je pense que l’on continuera à lire, mais de moins en moins. Il  restera toujours néanmoins un certain pourcentage de “ vrais lecteurs ”.

(…) Beaucoup de gens se plaignent de ce qu’en Occident, la demande et l’intérêt pour la littérature russe sont considérablement retombés. Si l’on ne tient pas compte des slavistes et d’un cercle étroit d’amateurs, les seuls  auteurs russes que les gens lisent sont Tolstoï et Dostoïevski. Ces affirmations vous paraissent-elles justes ? Quelle est la raison pour laquelle les écrivains russes deviennent rarement populaires en Occident ?
C’est tout à fait juste, la littérature russe n’est pas à la mode. On supprime des départements de slavistique. Les spécialistes de Dostoïevski et de Tolstoï changent de métier ou se suicident. Les raisons pour lesquelles la littérature russe n’est pas populaire sont multiples. Je crois que l’une d’elles est une raison politique. Notre politique n’est pas populaire. Et puis, l’insondable bêtise de notre économie. L’irresponsabilité de nos gouvernants. Il n’y a pas qu’en Occident que l’on ne nous aime pas, nous non plus, nous ne nous aimons pas beaucoup ! Et les nouvelles générations choisissent Pepsi sans la moindre réserve1. Chez nous. Mais l’Europe et l’Amérique, elles, s’abreuvent de Pepsi depuis assez longtemps. Je suppose qu’elles ne vont pas tarder à avoir envie de quelque chose d’un peu acide. Il y a quelques années, l’Afrique était en vogue, puis cela a été le tour de la Chine. Il est possible que la Russie redevienne un jour à la mode.
(…)
Certains considèrent que la technique ouvre un espace à toutes sortes de prophéties ou de révélations qui pourraient atteindre instantanément les coins les plus reculés de la planète et même du cosmos. Mais qu’il n’y a pas de message susceptible de toucher tout le monde. Il existe de puissants moyens de transmission, mais il n’y a pas grand-chose de particulier à transmettre. Et dans cette situation, l’ironie et l’auto-dérision sont la seule façon de communiquer quelque chose en gardant sa dignité. Jusqu’à quel point cette façon de voir vous semble-t-il juste et que pensez-vous personnellement de l’ironie ?
C’est une excellente question, mais il y a là matière à toute une conversation. Vous ne trouvez pas drôle que, plus les possibilités de communication de l’homme sont grandes, moins les messages qu’il peut délivrer ont de valeur ? Chaque homme a besoin qu’un message lui soit personnellement adressé. Et plus ce message a de valeur, plus il a un caractère personnel. Ceux qui écrivent aujourd’hui les textes les plus populaires sont à cheval sur cette frontière : mettre leur message à la portée du plus grand nombre de gens possible, sans lui enlever ce caractère intime qui nous donne l’impression qu’il nous est personnellement adressé. Il s’ensuit que, plus une personnalité est hautement organisée, moins elle est perméable aux messages populaires. Je veux dire qu’une citation sur une page de calendrier est privilégiée par rapport à l’original et que parmi nous, il n’y a pas tant de gens que ça qui auraient lu Aristote, Maître Eckhart ou même Freud.
Pour ce qui est de la deuxième partie de la question, ou plutôt de ses dessous, nous parlons ici de l’inflation des mots et peut-être même de la langue dans son ensemble. Un écrivain cherche sans arrêt de nouveaux procédés pour communiquer quelque chose. Sinon, il se retrouve prisonnier de la tradition littéraire qui l’a précédé, et chacune de ses découvertes littéraires personnelles est vouée à naître déjà estampillée. Finalement, l’ironie n’est rien de plus qu’un procédé, elle aussi. En fait, il y a déjà bien assez de livres écrits, on pourrait très bien s’arrêter là. Mais, on ne sait pas pourquoi, il y a des gens qui alignent inlassablement des mots, pas du tout dans l’espoir d’offrir à l’humanité une nouvelle vérité, ne serait-ce qu’artistique, mais mus exclusivement par le besoin de jouer à ce jeu qui est inscrit dans la nature humaine. On ne peut pas considérer cette occupation sans sourire, c’est vrai. Je crois que Dieu lui-même considère avec un sourire attendri ces chercheurs de mots, ces musiciens qui ne peuvent s’arracher à leurs flûtes et à leurs guitares, et ceux qui barbouillent de peinture des kilomètres de toile blanche… Bon, j’ai l’impression que tout ça manque un peu d’ironie et que ma dernière phrase est trop pathétique, non ?
L’ironie finira par s’épuiser, elle aussi, et viendra alors quelque chose d’autre, une sorte d’herméneutique, par exemple. Ou bien des codes culturels d’une autre nature. Mais j’ai l’impression que l’essence d’un message ne change pas du fait qu’il est écrit sur des cartes, avec les énormes lettres sinueuses des graffitis, ou dans des strophes rimées qui ont, en plus, la forme d’une croix ou d’un calice…
Le message, en soi, demande à être lu…
(…)
Et vous, que lisez-vous ? Par quel auteur contemporain êtes-vous attirée ?
Je lis toutes sortes de choses. J’ai vécu un certain temps dans l’appartement de mon fils, et j’étais ravie d’y trouver tout ce dont j’avais besoin : un peu de poésie antique, des classiques russes et anglais, de la philosophie, un peu de littérature contemporaine, tout un tas de brochures sur le Tao, le massage et le design. J’étais enchantée, je farfouillais là-dedans comme une petite souris. J’aime beaucoup lire, mais je lis moins ces derniers temps.
Je dirai, en paraphrasant l’adage latin, que je préfère parler des morts uniquement pour en dire du bien. Et ne pas parler des vivants…
Brodski ne cesse de grandir depuis sa mort. Sa poésie a toujours beaucoup compté pour moi. J’ai lu dernièrement ses essais avec plaisir. Et grâce à lui, des poètes dont le nom ne me disaient pas grand chose avant.
Il me semble que l’écrivain idéal du XXe siècle, c’est Nabokov. Mais je peux encore changer d’avis…